Logique, argumentation, interprétation

 

AVANT-PROPOS  

 

I

           

            L'histoire de chaque domaine théorique qui s'est constitué au fil du temps est symptomatique en ce qui concerne laphénoménologie de son objetd'étude: les amplifications ou les rétrécissements permanents, les agglomérations des faits empiriques ou leur raffinement théorique, les changements plus lents ou plus rapides de rythme et de méthodologie  tous ensemble et chacun de son côté – disent quelque chose sur la manière dont la conscience critique s’est rapportée à une certaine réalité cognitive. Mais chaque moment historique du développement d’une démarche théorique est unique et a son rôle bien déterminé dans la construction du tout explicatif qu’est la science dans sa structuralité et son histoire. Attardons-nous sur un remarquable passage de Hegel:

 

„Le bouton disparaît dans l’éclatement de la floraison, et on pourrait dire que le bouton est réfuté par la fleur. A l'apparition du fruit, également, la fleur est dénoncée comme un faux être-là de la plante, et le fruit s’introduit à la place de la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement distinctes, mais encore chacune refoule l'autre, parce qu'elles sont mutuellement incompatibles. Mais en même temps leur nature fluide en fait des moments de l'unité organique dans laquelle elles ne se repoussent pas seulement, mais dans laquelle l’une est aussi nécessaire que l’autre, et cette égale nécessité constitue seule la vie du tout“ (Hegel, La phénoménologie de l'esprit, Aubier, Editions Montaigne, Paris, 1939: 6).

 

Chaque moment du développement de la science est l'expression en fait de ce qu'il devrait être afin que la science soit ce qu'elle est. Même si, à première vue, certains de ces moments semblent être des errances malheureuses de la pensée humaine dans un certain domaine, une analyse plus attentive peut néanmoins mettre en évidence des relations cachées avec les moments grandioses de la science.

  

II

 

            L'essai que nous proposons aujourd'hui au lecteur est une investigation critique et systématique dans sa première partie (chapitres I et II) et une proposition constructive et projective dans sa deuxième partie (chapitres III et IV); nous ne saurions dire pour autant qu’il n’y ait pas de lien de continuité entre les deux engagements théoriques.

            Nous essayons, dans une première analyse, de donner une réponse à la question: Que se passe-t-il dans la logique de notre temps de la perspective de la créativité et de l’idéal de science promu dans la pensée moderne ? Sommes-nous devant une science qui était avant un modèle pour toutes les autres par son unité et par son intelligibilité mais qui ne trouve pas son identité et son équilibre dans le concert si diversifié de la science de notre temps ?

            Ce qui est surprenant pour le lecteur avisé de ce domaine qui analyse critiquement les développements de la logique - notamment au vingtième siècle - c'est la grande diversité des formes que revêt le concept de rationalité et qui se targuent toutes de porter le nom de logique! Une analyse des inventaires proposés (Rescher, Blanché, Miéville, Gabbay, Nef), des critères qui sont assumés pour mettre un peu d'ordre et pour proposer une systématisation personnelle, une critique - au sens kantien du terme - des fondements et des résultats obtenus par chaque proposition explicative que nous avons en vue constituent la substance de notre investigation à propos d’un „état des choses“ qui vise le pluralisme logique contemporain. Toute cette investigation s'est poursuivie par une réflexion plus philosophique sur la relation entre l'un et le multiple, thème d'origine grecque, qui a pour étude de cas la logique. Nous essayons de montrer que l'unité de la logique d'aujourd'hui se retrouve dans la multiplicité de ses formes de manifestation, nous essayons de démontrer aussi qu'il y a une ligne de continuité entre la tradition logique et la modernité logique, nous essayons enfin d'argumenter que rien de nouveau ne se passe dans le domaine de la logique si cette nouveauté ne dévoile pas son lien avec le noyau dur de la logicité et de la rationalité.

 

III

 

            Notre deuxième pas est une méditation plus philosophique sur la pensée axiomatique. Le vingtième siècle spécialement a débuté avec un ouvrage monumental (Principia Mathematica) qui a assis la pensée axiomatique dans les cadres normaux de l'investigation scientifique qui, sous diverses formes et avec différents accents, avait dominé la logique au cours du siècle qui venait de se terminer. La question fondamentale de cette séquence de l'investigation est: pourquoi ? Soit qu’ils l'aient réfutée sans aucune réserve pour les péchés qu'ils avaient découverts, soit qu'ils l'aient adulée jusqu'à la vénération pour ses vertus incontestables, la pensée axiomatique a été une attraction pour tous ceux qui s’intéressaient à la rationalité.

            Au-delà de tous les calculs logiques à l'intérieur de chaque système axiomatique - qui effraye les débutants - nous avons essayé de mettre en évidence quelques aspects significatifs pour ce qu'est la pensée axiomatique dans l’ensemble de la cognition humaine: comment est-il possible de construire un tel système, quelles sont les exigences auxquelles doivent répondre de telles constructions, quels sont les obstacles qui doivent être surmontés, quelles sont les vertus qui ont imposé de tels systèmes dans les divers domaines, quelles sont les limitations d’une telle pensée dont on doit tenir compte quand on en évalue les résultats.

 

IV

 

            Aristote et la tradition aristotélicienne ont insisté sur le fait que la démarche logique avait et devait avoir une importante fonction ins­trumentale: il est absolument nécessaire de pouvoir faire quelque chose avec cet instrument théorique soit dans le domaine de la théorie, soit dans l'activité pratique de l'individu. C'est la principale raison pour laquelle nous avons orienté notre investigation vers un domaine qui pourrait constituer un modèle d'accomplissement pratique de l'instrument logique: l'argumentation. A partir de son origine grecque où le terme dialectique s'était associé avec l'art de bien mener les dé­bats, l’argumentation est comprise aujourd’hui dans son rapport avec le concept d'interlocuteur ou, dans un sens plus large, avec celui d'auditoire: une construction rationnelle à l’aide de laquelle nous pou­vons prouver qu’une proposition (la thèse) est vraie ou fausse pour convaincre notre interlocuteur (auditoire). Toute une série d'ingrédients contribuent à l'accomplissement d'prémisses implicites de l'argumentation. Tous ces éléments sont impli­qués dans les formes diverses de l'argumentation: argumentations ré­elles et argumenta­tions apparentes, argumentations polémiques et ar­gumentations oratoires, argumentations directes et argumentations mé­diates.

            Une question importante et, à notre avis, très intéressante de l'analyse que nous proposons vise la phénoménologie de la démarche argumentative: structure, formes d'argumentation, relations entre celles-ci dans la pratique de l'argumentation. Quelques aspects sont essentiels à ce point: l'identification des formes d'argumentation, l'analyse des relations logiques qui se manifestent entre les formes d'argumentation, l'interprétation des formes d'argumentation à l'aide des connecteurs logiques, la délimitation entre les formes immédiates et les formes médiates  de l'argumentation.

            Enfin, une investigation critique et systématique des tendances qui se manifestent aujourd'hui dans l'analyse de l'argumentation attire notre attention sur le fait qu'il n'y a pas de vision unitaire dans ce domaine non plus: l'accent de l'analyse est parfois tombé sur l'investigation du raisonnement (dans ce cas, l'argumentation est vue comme „logique informelle“), parfois on a trop valorisé le rôle des opérations métadiscursives (l'argumentation est vue comme „logique discursive“); il y a des situations où le rôle dominant incombe à l’analyse de la productivité des idées (l'argumentation est comprise comme problématologie) ou des conséquences d'ordre pragmatique en ce qui concerne la résolution négociée des conflits d'opinion (une manière pragma-dialectique de comprendre l'argumentation), il y a enfin des cas où la perspective linguistique est dominante (l'argumentation est vue comme pratique linguistique).

 

V

 

            L’idée de nouveauté dans le cadre de la logique contemporaine est intimement liée à l’assomption axiomatique sur le domaine. Mais cette vision paraît anéantir les rapports avec la compréhension originaire de la discipline: l’analyse du raisonnement spontané, du raisonnement qui se manifeste dans l’activité courante de l’individu. Dans sa vision axiomatique, la logique paraît plutôt un système de signes construit en conformité avec des règles bien déterminées, étant confrontée à une productivité cognitive qui ne peut être comprise que par les experts en la matière. D’ailleurs, Carnap a affirmé que „la nouvelle logique“ n’était rien d’autre qu’„une langue bien construite“. Mais, pour ceux qui n’ont pas une bonne expertise dans ce domaine,  toute cette harmonie, tout cet équilibre, toute cette précision dont fait preuve la logique nouvelle échappent à une grille de l’utilité pratique.

            En sa qualité de système de signes, la logique attire et séduit l’esprit critique notamment par la curiosité presque obsessive de dé­couvrir ce qu’il y a au-delà des signes et de l’ordre qui les organise. Toute discussion sur ces problèmes s’appuie sur le concept d’interprétation.  A partir de la constatation conformément à laquelle ce concept et son analyse ont engendré aujourd’hui, au moins dans la pensée philosophique, des domaines d’investigation bien individualisés (l’herméneutique), nous essayons de proposer une analyse structurale du concept et de la réalité qu’il recouvre, d’identifier les modalités de fonctionnement du concept dans le cadre de la logique, de mettre en évidence certaines particularités du concept d’interprétation dans le même domaine. En fait, nous essayons de répondre à la question: Comment un monde possible se fait-il dans le domaine de la logique ? à partir de la présupposition que toute interprétation est à l’origine d’un „monde possible“.

 

VI

 

            Notre périple analytique et critique, assumé dès le début de notre essai, vise la modernité de la logique. Même lorsque nous parlons de la logique traditionnelle ! Dans une perspective kantienne, nous avons tenté de répondre à la question: Comment est-il possible qu’il y ait quelque chose de nouveau en logique ? A partir de l’idée que quel­que chose de nouveau est possible ! Nous avons insisté sur la nou­veauté en partant du domaine théorique pur (la pensée axiomatique), en passant par sa pratique la plus connue (la pensée argumentative) pour arriver à ce qui est possible (la pensée herméneutique).

 

 

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