Théorie et pratique de l'argumentation

 

(Résumé)

 

I

 

Dans la pensée de l'Antiquité grecque, Platon a considéré l'art de la dialectique par rapport à l'art des sophistes. De là une certaine valorisation négative de cet art de bien porter les débats. Aristote met en relation la dialectique avec les vertus d'une typologie du raisonnement, en considérant que l'art de la dialectique a pour fondement le raisonnement dialectique (le raisonnement aux prémisses probables). Par conséquent, Aristote parvient à considérer la dialectique comme une théorie des lieux communs des prédicables. Revigorée par les efforts et les contributions de Perelman (La nouvelle rhétorique. Traité de l'argumentation, 1958) et Toulmin (The Uses of Argument, 1958), la théorie de l'argumentation a connu un grand développement de nos jours, intégrée soit dans les recherches de logique non-formelle (Blair), soit dans les recherches de logique discursive (Grize). Nous proposons, dans cet essai, un modèle triadique du discours argumentatif qui valorise trois types d'ordre dans une construction discursive: l'ordre des signes, l'ordre des idées et l'ordre de l'expressivité.

Un des objectifs majeurs de la présente étude est d'établir l'identité de l'argumentation: celle-ci est assumée comme une organisation de propositions réalisée par le biais des raisonnements pour convaincre l'interlocuteur quant à la vérité ou la fausseté de la thèse. Donc, l'argumentation est une relation entre un locuteur (celui qui propose la thèse) et son interlocuteur (celui auquel la thèse est proposée). En cette qualité, l'argumentation peut donc être analysée à l'aide de la logique des relations. Nous faisons la preuve du fait que l'argumentation est une relation non-réflexive, non-symétrique et transitive. Sur cette base s'installent des distinctions importantes entre les argumentations réelles et les argumentations apparentes, les argumentations polémiques et les argumentations oratoriques, les argumentations directes et les argumentations médiates. Une situation d'argumentation est toujours une démarche avec une double intentionnalité: la soutenance d'une thèse et la réfutation de la thèse qui fait l'objet de la discussion critique.

Une argumentation se présente à l'extérieur par l'intermédiaire de la forme discursive. Il y a des mots du langage naturel qui montrent si nous avons affaire à une argumentation ou à une autre type d'intervention discursive. Ces mots s'appellent indicateurs (marques) de l'argumentation. Nous proposons une distinction entre deux catégories d'indicateurs de l'argumentation: des indicateurs de la juxtaposition des arguments ("ou", "mais", "si..., alors") et des indicateurs de la fondation de l'argumentation ("donc", "parce que", "par conséquent", "puisque").

 

II

 

On a pu compter beaucoup de tentatives de proposer des modèles structuraux capables d'expliquer de façon adéquate les relations entre les éléments d'une démarche argumentative. Le plus connu est celui proposé par Stephen Toulmin dans son The Uses of Argument (1958). Ce modèle est considéré un paradigme de type analytique expliquant l'argumentation. Le modèle analytique de type enthymématique proposé par Toulmin part de l'idée que l'argumentation est une relation entre les composantes suivantes: thèse ("conclusion"), raison ("data"), fondement ("warrant") et support ("backing"), qui ont la direction de fondation suivante: support (B) → fondement (W) → raison (D) → thèse (C). En général, dans la pratique argumentative, la raison constitue les prémisses explicites de l'argumentation, pendant que le support et le fondement sont les prémisses implicites de l'argumentation. La critique du "modèle Toulmin" de l'argumentation porte sur: (a) les difficultés d'applicabilité pratique du modèle; (b) la nature descriptive du modèle; (c) l'ambiguïté fonctionnelle des éléments structuraux du modèle.

En partant des suggestions du modèle Toulmin de l'argumentation, nous en avons proposé un développement, une extension capable de rendre compte de la "force productive" de cette démarche. La distinction entre fonctions argumentatives ("thèse" et "raison") et arguments des fonctions argumentatives (certains énoncés qui accomplissent les fonctions de thèse et de raison) permet d'identifier les seize formes argumentatives comme expressions distinctes des possibilités de combinaison des fonctions argumentatives avec leurs arguments à l'aide des opérations d'affirmation et de négation. Les formes argumentatives sont des modalités concrètes par l'intermédiaire desquelles nous pouvons argumenter pour ou contre une thèse. Les seize formes argumentatives entretiennent des relations logiques bien déterminées qui constituent le fondement d'une structure de carré logique. Par rapport aux propriétés structurales des formes argumentatives (réflexivité, symétrie, transitivité, connexité) nous pouvons déterminer des classes distinctes de formes argu­mentatives: soutenances, réfutations, contre-soutenaces et contre-réfutations.

 

III

 

Toute argumentation dispose d'une structure bien articulée (thèse + raison + fondement) par l'intermédiaire de laquelle est véhiculé un contenu idéatique. Ce contenu idéatique influence sans doute la performativité de l'argumentation. Á ces raisons le contenu problématique de l'argu­mentation constitue une section importante dans tout essai d'esquisser une théorie de l'intervention argumentative. Á notre avis, le contenu de l'argumentation se concrétise dans deux catégories d'entités: les idées que nous véhiculons sur les faits, les événements et les relations du monde et les instruments par l'intermédiaire desquels l'interlocuteur est mis en contact avec ces idées. Les premières s'appellent arguments, les dernières s'appellent propositions argumentatives.

Quant à ces dernières, nous faisons une distinction entre énoncé, jugement et proposition. L'énoncé est une modalité de transmettre un contenu de pensée à un interlocuteur, une coopération des signes ayant pour but de donner une information et, également, de transmettre un sens. Le jugement introduit dans le jeu de la communication le locuteur. Le jugement exprime l'affirmation ou la négation d'un contenu de pensée par un locuteur quelconque. Par l'intermédiaire de cet acte d'affirmation ou de négation le locuteur accorde une valeur de vérité individuelle à ce contenu de pensée. La proposition est le jugement pour lequel est établie la valeur de vérité interindividuelle grâce à un rapport entre le contenu de pensée et la réalité qu'il exprime.

Enoncés, jugements ou propositions: qu'est-ce que nous utilisons dans une intervention argumentative? La possibilité de l'argumentation est assurée par l'utilisation des énoncés. La réalité de l'argumentation est assurée par l'utilisation des jugements. La finalité de l'argumentation est donnée par l'obtention des propositions. Les énoncés, les jugements et les propositions rendent possible la réception des catégories d'arguments de la confrontation desquels résulte la soutenance ou la réfutation d'une thèse. Nous proposons trois catégories d'arguments: arguments fondés sur des faits, arguments fondés sur des exemples et arguments fondés sur l'autorité.

 

IV

 

Les propositions argumentatives, les porteurs de preuves dans une construction discursive, sont organisées à l'aide des techniques d'argumentation. Ce sont des formes de raisonnement par lesquelles les arguments sont mis en coopération pour fonder une thèse. Les techniques d'argu­mentation se groupent en deux classes: les techniques déductives (où l'argument est la condition suffisante de la thèse qui est la conséquence nécessaire du premier) et les techniques inductives (où l'argument est la condition probable de la thèse). Les techniques déductives se rangent á leur tour en deux autres groupes: les techniques déductives inférentielles (où le caractère nécessaire de la relation de conditionnement entre argument et thèse est donné par les relations de vérité des propositions de l'argumentation) et les techniques déductives syllogistiques (où la raison nécessaire est le résultat des relations entre les notions qui forment les propositions argumentatives).

Les techniques déductives inférentielles ont pour fondement les propositions composées qui sont comprises comme fonctions de vérité. En partant de certaines propositions composées (implication, réplication, implication réciproque, disjonction inclusive, disjonction exclusive, incompatibilité) nous proposons une distinction des techniques déductives inférentielles en deux classes: techniques déductives inférentielles de la soutenance et techniques déductives inférentielles de la réfutation. Ces deux catégories s'organisent autour des deux modes inférentiels classiques: ponendo-ponens et tollendo-tollens.

Les techniques déductives syllogistiques ont pour fondement une analyse structurelle de la proposition catégorique. Dans la pratique argumentative, le syllogisme, en tant que raisonnement, ne prend pas la forme standard (deux prémisses et une conclusion), mais la forme abrégée de l'enthymème, nommé déjà par Aristote syllogisme rhétorique. Certaines particularités résultent de cette option. Nous mettons en évidence certaines interprétations modernes du syllogistique classique, des interprétations qui viennent montrer la diversité des modalités par lesquelles le syllogisme peut constituer une technique d'argumentation profitable dans la pratique discursive.

Les techniques inductives sont celles qui ne peuvent assurer que le caractère probable de la soutenance ou la réfutation d'une thèse. L'analyse des techniques inductives met en évidence qu'elles sont plus proches de la pensée quotidienne que la théorie de l'argumentation n'essaie de l'expliquer. Les formes des techniques inductives (l'induction complète, l'induction incomplète, l'induction par analogie), ainsi que leur fonctionnement dans la construction des méthodes de détermination des relations causales, mettent en évidence l'utilité pratique que l'on trouve dans la connaissance de ces techniques d'argumentation.

 

V

 

L'argumentation est une relation dialogique. Chacun de ceux qui s'engagent dans une telle relation propose une construction argumentative (le locuteur) ou une alternative à cette construction (l'interlocuteur). Si ces propositions argumentatives sont correctes (c'est-à-dire si elles respectent les exigences de la rationalité, de la discursivité etc.), alors la dispute critique se déroule dans les cadres de la normalité. En ce cas, le succès ou l'échec argumentatif sont déterminés seulement par le pouvoir des arguments et par l'art de mettre en valeur les arguments. Comment est-il possible de déterminer si l'interlocuteur est honnête dans le jeu des arguments? La réponse à cette question ouvre un problème de toute importance pour la démarche argumentative: l'évaluation de l'argumentation.

Il y a deux types de critères pour évaluer une argumentation: les critères de la validité matérielle et les critères de la validité formelle. Les critères de la validité matérielle tiennent au contenu de l'argumentation. Il est absolument nécessaire de voir si un certain contenu de l'argumentation (arguments et jugements argumentatives) est utilisé conformément aux normes de la rationalité et de la performativité: si les arguments sont mis en valeur par l'intermédiaire des jugements vrais (le critère de la vérité), si les arguments sont suffisants pour fonder la thèse (le critère de la suffisance), si les arguments sont acceptés par l'interlocuteur (le critère de l'acceptation).

Les critères de la validité formelle visent l'analyse des techniques d'argumentation. La fondation d'une thèse dépend des arguments et des jugements opinables utilisés, mais encore elle dépend des raisonnements construits avec ces jugements. Il y a deux classes de techniques d'argumentation déductive. Par conséquent, nous allons avoir deux catégories de méthodes d'évaluation de ces techniques: des méthodes d'évaluation des techniques déductives inférentielles (la méthode des tables de vérité, la méthode reductio ad absurdum, la méthode des graphes sémantiques, la méthode de la déduction naturelle) et des méthodes d'évaluation des techniques de la déduction syllogistique (la méthode de la réduction, la méthode des diagrammes, la méthode de la déduction naturelle).

Les conséquences de l'évaluation de l'argumentation sont différentes: la critique d'une argumentation (déterminer si l'argumentation est correcte), l'alternative à une argumentation (proposer une autre argumentation si celle avancée n'est pas correcte), la persuasion par l'intermédiaire d'une argumentation (présenter des preuves qui ont seulement une valabilité individuelle comme ayant une valabilité générale) ou la manipulation (induire en erreur un interlocuteur quelconque par l'intermédiaire des arguments ou des techniques qui ont seulement l'apparence de la correction, mais qui ne sont pas corrects en réalité).

 

VI

 

L'évaluation de l'argumentation vise à montrer si une intervention argumentative quelconque respecte les exigences de validité. Si ces conditions de validité ne sont pas respectées, alors nous rencontrons dans la pratique argumentative une catégorie d'erreurs connues sous le nom de sophismes. Les sophismes ont constitué un thème de méditation et d'investigation dès l'Antiquité. Aristote a analysé ces aspects de la discursivité dans ses Réfutations sophistiques. Á l'époque moderne, le logicien John Stuart Mill a donné une systématisation intéressante des sophismes, systématisation qui est souvent invoquée de nos jours. La contemporanéité a donné deux essais qui ont marqué les recherches sur ce thème: le traitement non-standard des sophismes (John Woods et Douglas Walton: une investigation des sophismes á l'aide des différents types de logique non-standard) et le modèle pragma-dialectique d'analyse des sophismes (Frans van Eemeren et Rob Grootendorst: une systématisation des sophismes conformément aux règles de la résolution négociée des conflits d'opinion).

Nous proposons une systématisation des sophismes par rapport aux éléments structuraux d'une argumentation. Nous assurons donc deux critères de systématisation: le domaine où se manifeste l'erreur (arguments, techniques, conditions) + la source (le véhicule) par où se manifeste l'erreur (pensée, langage). Nous allons découvrir six classes de sophismes: les sophismes d'argument véhiculés par la pensée, les sophismes de technique véhiculés par la pensée, les sophismes de condition véhiculés par la pensée, les sophismes d'argument véhiculés par le langage, les sophismes de technique véhiculés par le langage et les sophismes de condition véhiculés par le langage. Pour toutes ces six classes nous proposons l'illustrations de divers types de discours: textes scientifiques, textes rhétoriques classiques, textes des journaux etc.

 

 VII

 

Il y a de nos jours beaucoup d'orientations dans l'analyse de l'argumentation. Une première orientation étudie la démarche argumentative du point de vue de la logique non formelle („informal logic”). Qu'elle soit est comprise comme une „critique logique des arguments” (J.A.Blair), une „critique non-standard des sophismes” (J.Woods, D.Walton) ou une analyse du „transfert de l'adhésion” (Ch.Perelman), la logique non formelle est une réaction au constructivisme artificieux  de la logique contemporaine. Elle voit dans l'argumentation une pratique de la pensée qui peut être investiguée  pour identifier les raisonnements spontanés qui interviennent dans nos actes discursifs.

L'argumentation peut être jugée du point de vue de la construction discursive. Ces investigations mettent en évidence la triple dimension d'une telle construction: la dimension logico-rationnelle, la dimension référentielle-thématique et la dimension expressive-stylistique. Toutes ces dimensions ont le rôle d'assurer une grande performativité de l'intervention argumentative par rapport à son auditoire. Cette orientation a son origine dans les recherches de Jean-Blaise Grize (Université de Neuchâtel, Suisse), et a été développée par ses collaborateurs du Centre de Recherches Sémiologiques (D. Miéville, M.-J. Borel).

D'autre part encore, une intervention argumentative peut être jugée de la perspective d'une tension idéatique qu'elle déploie devant son récepteur. Le concept de problème est la réflexion de cette tension idéatique. Les investigations sur ces aspects de l'argumentation ont généré une nouvelle interprétation de l'argumentation fondée par un mode problématologique d'analyse de la discursivité (M. Meyer). Une série de concepts essentiels („situation problématologique”, „différence problématologique”, „intérogativité radicale”) constituent des cadres d'analyse de l'argumentation comme problématologie.

Toute relation d'argumentation a en vue un certain but: la résolution négociée des conflits d'opinion. Le but est facile à atteindre si les règles de la communication dialogique sont respectées. Est-ce que l'intervention argumentative respecte les règles de la communication dialogique pour la résolution négociée des conflits d'opinion? La réponse à cette question donne naissance à une nouvelle interprétation de l'argumentation  qui a pour fondement le modèle pragma-dialectique de la résolution négociée des conflits d'opinion (Frans van Eemeren, Rob Grootendorst).

Enfin, parfois l'argumentation a été vue en sa qualité de pratique linguistique. Les relations entre les idées, qui constituent l'essence de l'argumentation, apparaissent à l'autre comme une combinaison des signes ou expressions linguistiques. Un décodage adéquat de ces signes et expressions met en évidence les idées mises en circulation par le locuteur et son interlocuteur et, également, leur fondement. La conséquence: analyser une argumentation c'est analyser son vêtement expressif (Ducrot).

 

Back