Petit traité d’art oratoire

 

(Résumé)

 

          L’art oratoire a un passé fabuleux et une histoire qui surprend par les grands avatars de son développement. Elle a eu, en plus, une importance incroyable, au moins pour les sociétés démocratiques de l’Antiquité grecque ou romaine. Cicéron écrit :

 

„Certainement rien […] ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, retenir l’attention des hommes assemblés, séduire les intelligences, entraîner les volontés à son gré, en tous sens. C’est le fait de l’art par excellence, de celui qui, chez les peuples libres, surtout dans les cités pacifiées et tranquilles, a toujours été l’art florissant, l’art dominateur. […]. Quoi de plus agréable pour l’esprit et l’oreille qu’un discours, tout paré, embelli par la sagesse des pensées et la noblesse des expressions ? Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple, triomphe des scrupules des juges, ébranle la fermeté du sénat, merveilleux effet de la voix d’un seul homme ?“ (Cicéron, De l’orateur, I, VIII, 30-31, Société d’Editions «Les Belles Lettres», Paris, 1922, pp. 17-18)

 

           Ceci est effectivement le but de cet ouvrage: montrer que l’art oratoire reste encore un domaine important de recherche et un instrument profitable d’action pratique pour influencer des décisions, des comportements, des relations des ou entre les individus, les groupes, les leaders.

 

Au-delà de toutes les tentatives classiques ou modernes de déterminer l’identité de l’art oratoire, nous avons identifié quelques traits qui tracent le contour de ce domaine de la réflexion théorique et de l’action pratique : l’éloquence est une forme d’art qui est soumise à toutes les règles de l’art; l’art oratoire a pour instrument d’action et d’influence la parole; la pratique de l’art oratoire se déroule au nom de l’idée de beau; cette forme d’art a pour finalité l’influence de l’auditoire, du public, son exercice vise le plan de l’oralité et a en vue la persuasion de l’auditoire. Par conséquent, nous pouvons comprendre l’art oratoire comme une modalité de pratiquer le discours en suivant les règles rhétoriques du beau pour persuader un public quelconque.

 

Evidemment, de nos jours, l’art oratoire a connu beaucoup de changements : il s’agit d’une sphère de plus en plus large de son adressabilité (chaque orateur voudrait parler à tout le monde), il s’agit de la „construction“ d’un vrai spectacle à l’occasion de toute sortie devant le public (une préoccupation spéciale des hommes politiques et de leur équipe d’image), il s’agit de la diversité impressionnante de ses formes de manifestation et des institutions qui servent les buts de cette pratique (la publicité, le porte-parole, etc.).

 

Une question est impérative pour notre démarche : pourquoi est-elle utile l’art oratoire ? Nous en analysons quatre fonctions importantes: la fonction de résolution  des conflits d’opinion,  la fonction manipulatrice, la fonction persuasive, la fonction herméneutique. Chacune de ces fonctions et toutes ensemble contribuent à l’accomplissement du but de l’art oratoire par rapport à son public : la persuasion, la conviction, la séduction.

 

Une investigation des sources primaires du développement de l’art oratoire met en évidence les avatars de la naissance de cet art : le domaine judiciaire, le domaine politique, le domaine de la philosophie, le domaine de la littérature ont été les principales sources d’inspiration pour la „construction“ de l’art oratoire dans l’Antiquité grecque et romaine et encore dans les temps modernes.

 

Pour la pratique discursive c’est plus important de savoir quelles sont les étapes de la construction du discours, qu’est-ce que nous devons faire pendant chaque étape pour atteindre la finalité du discours, quelles sont les exigences du travail  pour assurer le succès d’un tel engagement. C’est l’objectif de la deuxième partie de notre ouvrage où nous analysons les quatre étapes classiques de l’art oratoire : inventio, dispositio, elocutio et actio (pronuntiatio).

 

Inventio est, dans la perspective de la rhétorique traditionnelle, l’art de la découverte et de la sélection des arguments, des idées. Sans doute, un discours est organisé en fonction de tout le savoir de l’orateur dans un domaine quelconque. D’autre part, aussi il est évident que nous n’utilisons pas toutes nos connaissances pour la construction du discours mais seulement les connaissances qui ont un lien avec le thème de notre intervention discursive. Par conséquent, une sélection est nécessaire. Quels sont les critères de cette sélection ? Nous avons soumis au débat trois critères : la vérité, la suffisance et l’acceptabilité.

 

Une idée est retenue pour la construction d’un discours si et seulement si elle est vraie. Pourquoi ? Parce que seulement les propositions vraies assurent une connaissance adéquate de la réalité. La logique nous montre que ex falso quodlibet (le faux peut impliquer le vrai et le faux), mais le vrai ne peut impliquer que le vrai. Donc, pour être surs que notre argumentation est correcte il est absolument nécessaire de vérifier si nos preuves sont exprimées à l’aide de propositions vraies. Il y a deux procédures pour déterminer la valeur de vérité d’une proposition :  l’observation empirique et l’analyse formelle.

 

Une argumentation est correcte si elle est suffisante. C’est-à-dire si elle contient autant d’arguments que nécessaire pour convaincre l’interlocuteur, l’auditoire. La condition de la suffisance tient  à la force, à la puissance de l’argument. Parfois un argument est suffisant pour convaincre l’interlocuteur regardantle caractère vrai d’une thèse. D’autrefois dix arguments ne sont pas suffisants pour convaincre. Pourquoi ? Parce que leur force, leur puissance est différente.

 

Enfin, le troisième critère est l’acceptabilité. Une idée peut être proposée pour preuve si elle est acceptée par l’interlocuteur. L’acceptabilité a en vue la disponibilité psychologique par rapport à un thèse quelconque. Si les critères de la vérité et de la suffisance sont d’ordre de la rationalité (critères logiques), le critère de l’acceptabilité est d’ordre psychologique et plus encore pragmatique (il rend l’argumentation plus facile).

 

Un problème important à ce point est celui de la compatibilité entre les genres oratoires et les types d’arguments utilisés pour la construction du discours à l’intérieur de chaque genre. Quels sont les arguments qui conviennent au plus haut degré à un genre oratoire ou à un autre ? Des analyses plus détaillées mettent en évidence un lien plus évident entre le délibératif et l’argument par analogie, le judiciaire et l’argument par exemple, l’épidictique et l’argument de la valeur. Evidemment, tout cela est une schématisation qui a pour critère l’idée de tonalité dominante.

 

Dispositio est l’art d’organiser, d’ordonner d’une façon convenable, les arguments. Il est facile à constater que nous n’utilisons pas les arguments sous le signe du hasard : nous utilisons des propositions vraies, des propositions acceptables, des idées qui ont un certain lien avec la thèse. Par conséquent un certain ordre est impératif. Cet ordre est de nature très diverse: un ordre des arguments déterminés par leur force logique, un ordre structural, un ordre thématique, un ordre affectif des arguments.

 

En général, l’ordre logique des arguments este déterminé par le lien entre les preuves et la thèse. Plus importants pour l’acte pratique de l’argumentation sont les suivantes relations entre l’argument (la preuve) et la thèse : le conditionnement suffisant-nécessaire, l’opposition contraire, l’opposition soubcontraire. Les trois relations logiques entre les arguments sont utilisées en double but : pour soutenir ou pour réfuter une thèse. Nous avons proposé des règles simples pour chaque situation : pour soutenir une thèse il suffit de trouver un antécédent vrai (soutenance par le conditionnement suffisant-nécessaire) ; pour réfuter une thèse il suffit de trouver un conséquent faux (réfutation par le conditionnement suffisant-nécessaire) ; pour réfuter une thèse il suffit de trouver un argument contraire vrai (réfutation par l’opposition contraire) ; pour soutenir une thèse il suffit de trouver un argument subcontraire faux (la soutenance par l’opposition subcontraire).

 

L’ordre structural des arguments vise l’analyse des liens entre la thèse et ses preuves. Nous avons en vue ici le „modèle Toulmin“ de l’argumentation qui met en évidence toutes les composantes possibles d’une argumentation : la thèse, l’argument, la garantie, le fondement et les exceptions. Nous savons que „le modèle Toulmin“ a été soumis à un sérieux examen critique et que certaines observations montrent les limites réelles de cette interprétation de l’argumentation. Mais, d’autre part, il n’est pas moins vrai que cet instrument de travail donne la possibilité d’une analyse profitable de la pratique discursive avec des résultats parfois remarquables.

 

Dans l’analyse de l’ordre thématique des arguments, nous partons du principe que nos idées dévoilées par l’intermédiaire du discours ont une influence considérable par leur force problématique. Le concept fondamental ici est celui de schématisation discursive (Jean-Blaise Grize). Le concept de schématisation discursive renvoie à une image sommaire et essentielle du thème d’un discours quelconque. Une schématisation discursive se développe dans une situation d’interlocution et elle est un acte intentionnel du locuteur. Toute schématisation propose à l’auditoire une double signification : une signification descriptive (la description d’une certaine réalité) et  une signification personnalisée (l’attitude du locuteur par rapport aux faits). La construction d’une schématisation discursive est une activité complexe et difficile qui se fonde par les opérations de sélection, de dénotation, d’ordre etc.

 

Enfin, l’ordre affectif des arguments a en vue le rôle des sentiments dans le discours oratoire. Dans l’époque classique de l’art oratoire, déterminer des sentiments puissants c’était une question cardinale. Aujourd’hui encore, surtout en politique, c’est une préoccupation obsessive. Nous proposons quelques règles de l’argumentation affective et une analyse de deux séquences discursives qui illustrent la présence de la tension psychique induite par la construction discursive (une séquence du drame Othello et une autre du roman Răscoala ).

 

Elocutio était, pour les classiques, l’art de trouver des ornements du discours. Nous pouvons découvrir les meilleurs arguments, nous pouvons ordonner ces arguments de la façon la plus profitable, mais si le langage utilisé n’est pas captivant par sa forme et par son expressivité, alors l’influence à travers l’intervention discursive est sérieusement diminuée. Pourquoi ? Parce que l’homme est impressionné par la beauté ! Le beau nous attire, nous séduit toujours, parce qu’il produit un grand plaisir. Au moins c’est l’opinion de Kant.

 

Le premier concept qui couvre l’idée de la beauté du discours est celui de style.  Quelques perspectives classiques (Aristote, Cicéron, Quintilien), moderne (Buffon, Chaignet) et contemporaines (Cohen, Granger, Cressot, Blaga) sont illustratives pour voir ce que différentes époques historiques ont compris par le concept de style. Bien que les interprétations soient assez différentes, reste néanmoins un élément commun qui suggère l’idée d’individualité dans toutes les créations artistiques.

 

Le style est toujours lié à une certaine expressivité du langage. Comment est-il possible d’obtenir cette expressivité ? Deux concepts peuvent „participer“ (au sens platonicien du terme) à une possible explication : « degré zéro » et « écart ». Le degré zéro (Barthes) nous renvoie au sens naturel d’un terme et le prototype du degré zéro reste le discours scientifique (groupe μ). L’écart est, par rapport au degré zéro, une distance, un déplacement qui détermine un autre sens, au-delà de celui du degré zéro. L’expressivité du discours est donnée par l’utilisation du langage figuré où l’écart est toujours présent.

 

Lorsque nous parlons de la phénoménologie du style, la réflexion critique porte sur les figures rhétoriques. Nous analysons deux propositions de systématisation : celle du groupe μ  et celle de Marc Bonhomme. L’investigation pratique sur chaque rubrique poursuit la proposition de Bonhomme (figures morphologiques, figures syntactiques, figures sémantiques, figures référentielles). Nous présentons, également, deux explications sur les mécanismes d’influence des figures rhétoriques : une explication analytique (qui appartient à Paulhan) et une explication problématologique (qui appartient à Meyer).

 

Actio (pronuntiatio) est une investigation sur le rôle du geste dans la construction et, surtout, dans la présentation d’un discours. En général évité  dans les discussions modernes, le thème du geste (au sens large du terme) est revenu en actualité grâce aux recherches de Ray Birdwhistell (Université de Toronto) à la moitié du siècle passé.

 

Pourquoi est nécessaire la présence du geste dans le discours ? Evidemment, parce que la parole ne peut pas accomplir toutes les finalités que le discours poursuit. A notre avis, l’acte gestuel a une raison multiple : philosophique (le geste est une expression de l’essence humaine), psychologique (le geste est une expression de l’individualité), culturelle (le geste est le passage de l’homme de la nature à la culture), gnoséologique (le geste est un acte de connaissance), praxiologique (le geste est un instrument de l’action efficiente).

 

Le geste est lié seulement à la nature humaine. C’est le motif pour lequel l’histoire de l’homme, de ses actions, de sa culture est l’histoire de ses gestes essentiels. En tout cas, l’histoire est une bonne preuve que les „techniques gestuelles“ ont caractérisé les différents espaces culturels et temps historique (les grecs, le Moyen Age, la modernité).

 

Les tentatives de systématisation des gestes ont été nombreuses. La plus connue est celle de Ekman et Friesen, qui fait la distinction entre les gestes illustratifs (les gestes par lesquels nous approximons à l’aide de certaines parties du corps les objets desquels nous parlons), les gestes régulateurs (les gestes à l’aide desquels nous réglons les comportements, les actions de l’autre), les gestes adaptatifs (les gestes par lesquels l’individu essaie de s’adapter à une situation), les gestes signaux (les gestes qui reflètent les situations affectives de la personne), les gestes emblématiques (les gestes parus sous l’influence de la culture).

 

Un analyse des gestes développe les significations des principaux gestes, groupés en quelques directions classiques dans la littérature de spécialité : les mouvements du corps, la gestion de l’espace, la voix et le toucher. Sous le titre Geste et jeu : la gesticulation dans l’art de l’acteur nous investigons la présence du geste dans un cas spécial de l’art oratoire : l’art dramatique. Quelles sont les contraintes gestuelles ? Quelles sont les possibilités de créer les mondes fictionnels par ses gestes ? Sont seulement deux thèmes importants pour individualiser l’art de l’acteur du point de vue de la gestualité.

 

Ce Petit traité d’art oratoire est, tout d’abord, une occasion de réflexion sur le destin d’une démarche théorique et pratique qui a accompagnée l’individu dans tous les moments importants de sa vie : dans la vie quotidienne, dans la place publique, dans les séances de l’Académie, dans les amphithéâtres des universités, dans la tribune du Parlement. Ecoutons Meyer :

 

„Les hommes sont de plus en plus nombreux. Ils sont aussi de plus en plus divisés. Ils se font souvent la guerre pour résoudre leurs problèmes. Mais ils peuvent aussi en parler pour négocier et discuter de ce qui les oppose. C’est à ce moment-là qu’ils ont le plus besoin de la rhétorique. Elle leur donne l’illusion d’abolir les distances, mais parfois, mystérieusement, elle y réussit. Tout l’intérêt de la rhétorique est dans ce mystère.“

 

Le mystère est à l’origine de tout ce qui est merveilleux dans le monde. L’art oratoire est un monde des mystères. Allons les découvrir !

 

Back