Critique de la rationalité discursive
(Résumé)
I
Il y a aujourd'hui - de façon plus
évidente dans la philosophie d'orientation analytique, mais non seulement - une
attraction obsédante pour l'investigation du langage, surtout une herméneutique
du langage philosophique. C'est le signe de la prédominance de cette
problématique dans la cognition humaine de nos jours. Gilbert Hottois, dans son essai sur l'inflation du langage dans la
philosophie contemporaine, parle des interrogations essentielles sur le langage
philosophique: "Pourquoi les penseurs les plus éminents de l'époque
ont-ils été irrésistiblement menés, comme par une nécessité interne de la
pensée, à proférer et à méditer des thèmes aussi surprenants que: l'être est
langage, tout est dialogue, l'écriture est plus ancienne que l'expérience de la
présence de ce qui est, le langage est jeu et monde, le langage parle plus
essentiellement que l'homme...?" (L'inflation
du langage dans la philosophie contemporaine: causes, formes et limites,
Bruxelles, 1979, pp. 19-20). Comme le dit Cassirer, le langage est l'une des
"formes symboliques" de la manifestation de l'humain, il est le signe
de la différence par rapport à tous les autres étants,
d'où l'attraction irrésistible et, parfois, les affirmations paradoxales
concernant les marques d'identification!
Notre essai sur le discours philosophique
a comme point d'origine les discussions contradictoires sur ce problème. Non
pas dans le sens de l'aboutissement à une solution finale (l'essence d'une
démarche philosophique paraît rester celle de laisser les problèmes sur la
"voie" d'une solution!), mais plutôt dans le sens d'une analyse
pertinente du problème et dans celui de tracer, d'une façon convenable du point
de vue cognitif, le contour d'un impressionnant travail.
Le point de départ, c'est la critique dans
le sens kantien du terme. C'est surtout dans ses Prolégomènes à toute métaphysique future que Kant attire
l'attention sur le fait que, si la métaphysique veut faire un progrès en tant
que forme de connaissance scientifique, alors elle devra prendre immédiatement
et sans réticence la voie de la méthode critique, la voie d'une critique de la
raison pure. Une telle idée est suggérée également par Husserl dans son étude La philosophie comme science rigoureuse.
II
Nous soumettons donc à un examen critique
tous les concepts du discours philosophique. La situation tragique de cette
investigation réside aussi dans son point de départ: "Qu'est-ce que le
discours philosophique?". Les discussions interminables dans l'histoire de
la philosophie sur la spécificité de ce domaine cognitif et les solutions très
différentes qui ont été proposées soulignent une fois de plus la difficulté de
donner une réponse nette à la question "Qu'est-ce que le discours
philosophique?".
Nous allons aborder notre démarche en
usant d'un subterfuge. Nous essaierons non pas de définir le discours
philosophique (une procédure inadéquate quand il s'agît de déterminer les
catégories philosophiques), mais de délimiter certains traits de ce type de
discours, des traits qui pourraient dire quelque chose sur l'identité du
discours philosophique et en rester comme des marques de reconnaissance.
Un premier point de départ pour la
caractérisation du discours philosophique tient, à notre avis, à une relation
spéciale entre le degré zéro et l'écart. Le discours philosophique n'admet pas
- à cet égard - les intermédiaires. Il est soit son propre degré zéro (les sens
et les significations des concepts commencent avec lui, plus exactement, avec
les définitions que le discours philosophique met en circulation pour les
catégories de base de la thématisation), soit un
écart total par rapport à toutes les autres suggestions concernant la
compréhension des concepts philosophiques. Le discours philosophique de Spinoza
est un exemple pour la première catégorie, le discours philosophique de Husserl
est un possible exemple pour la dernière.
De là, une autre caractéristique pour le
discours philosophique: il n'a pas de marques spéciales de la réception. Chaque
récepteur d'un texte philosophique est en même temps un véritable créateur de
sens et de significations! Nous avons affaire, dans ce cas, à une unicité de la
réception, qui constitue la raison même de la possibilité d'interpréter un tel
texte.
Ce qui frappe le récepteur à un premier
contact avec le texte philosophique authentique c'est une absence surprenante
d'adhérence au réel. Ce qui veut dire qu'il s'agit un nouveau champ de
construction de la référence thématique: les idées pures et, en général, d'un
nouveau registre des éléments de l'architectonique discursive: les idées
abstraites! Nous pouvons facilement constater que, dans les discours
philosophiques, les concepts et les idées sont propres à chaque penseur et ont
une signification à part, liée au nom du philosophe qui les a mises en
circulation. On parle du concept de l'Etre chez Aristote, du concept de l'Être
chez Hegel, du concept de l'Être chez Heidegger, et ainsi de suite.
III
La délimitation des traits du discours
philosophique est un premier pas qui permet de faire le deuxième: l'analyse du
discours philosophique avec les instruments du modèle problématologique d'investigation de la discursivité.
L'origine de ce modèle se trouve dans le concept de problématologie, développé dans
une grande partie des ouvrages de Michel Meyer et appliqué par l'auteur invoqué
à un essai d'analyse problématologique de la pensée
philosophique à partir de l'Antiquité et jusqu'à nos jours (De la problématologie: philosophie, science
et langage, Mardaga, Bruxelles, 1986).
Meyer a le mérite d'avoir attiré
l'attention sur une situation intolérable pour la démarche philosophique: l'omission
du concept fondamental de toute pensée philosophique: le concept de problématicité. La réflexion philosophique a mis l'accent
- parfois avec des résultats remarquables - sur des problèmes essentiels du
monde ou de l'homme. Mais elle a évité ce qui est essentiel dans chacun de ces
problèmes particuliers: le concept de problème.
Le contour du concept de problème est
l'essence du modèle problématologique de l'analyse
du discours philosophique. Quelques catégories préfigurent ce modèle. Le
premier, c'est la situation problématologique. La
situation problématologique met en évidence la
relation distincte qui peut s'installer entre la question et la réponse. Par
là, nous ajoutons à la proposition de Meyer, qui retient seulement une des
formes de la situation problématologique (la
différence problématologique). Á notre avis, il y a
quatre manifestations possibles de la relation entre la question et la réponse:
présence de la différence entre la question et la réponse et, également,
présence du caractère problématologique de la
question, respectivement de la réponse ("différence problématologique");
présence de la différence question-réponse, mais absence du caractère problématologique ("différence non-problématologique");
absence de la différence entre la question et la réponse, mais présence du problématologique ("non-différence
problématologique"); absence de la différence et
absence du problématologique ("non-différence non-problématologique"),
comme on peut voir dans le tableau suivant:
La différence
Le problématologique
|
Présence de la différence |
Absence de la différence |
Présence du problématologique |
Différence problématologique |
Non-différence problématologique |
Absence du problématologique |
Différence non-problématologique |
Non-différence non-problématologique |
Le sens opérationnel du concept de situation
problématologique dans le modèle que nous proposons
envisage l'analyse des textes philosophiques par le biais d'une ou de l'autre
des quatre situations qui expriment la relation question-réponse: différence problématologique, différence non-problématologique,
non-différence problématologique
et non-différence non-problématologique.
Le deuxième concept du modèle est celui d'interrogativité radicale. Évidemment, il est bien lié à
celui de situation problématologique, surtout à la
forme retenue sous le nom de "différence problématologique".
Mieux encore, nous sommes convaincus que toutes les formes de la situation problématologique s'installent seulement dans une pratique
discursive interrogative, où le couple catégoriel question-réponse -
évidemment multiplié - est une manifestation concrète d'une rationalité
interrogative.
L'interrogativité
radicale est la démarche par laquelle le modèle s'attache directement à une
investigation en profondeur du concept de problème. Les analyses que nous
proposons dans le cadre du concept d'interrogation radicale, les destructurations de toutes les situations possibles où une
question peut agir, les illustrations de ces situations viennent à tracer le
contour du concept et ses possibilités cognitives.
Enfin, le modèle problématologique
de l'analyse du discours philosophique est complété par une investigation sur
les critères du problématologique. Le modèle doit
avoir ses propres instruments par l'intermédiaire desquels il puisse assurer -
pour lui comme pour ses applications - l'immunité contre toutes les
interprétations dénaturées possibles sur le caractère problématologique
d'un texte philosophique quelconque.
Quels sont ces critères? Réponse: la forme
et le contexte. L'analyse de ces deux critères fonctionne à trois niveaux: au
niveau des énoncés élémentaires, au niveau des formes discursives où sont
présentés les actes de rationnement et au niveau des formes des stratégies
discursives. Parfois nous pouvons déterminer la forme de la situation problématologique tout simplement par une analyse de la
forme de l'énoncé élémentaire. La question "Qu'est-ce que le discours
philosophique?" est distincte par rapport à sa réponse et a un caractère problématologique. Sa forme l'indique clairement. Parfois
la forme est insuffisante: la question "Notre classe politique est-elle au
niveau de la confiance du peuple?" a besoin d'une analyse du contexte si
l'on veut déterminer son caractère problématologique
et établir sa différence par rapport à sa réponse.
De même, une analyse de la forme de
présentation d'un acte de raisonnement peut dire si la séquence discursive est problématologique ou non. Une forme déductive est le signe
du non-problématologique, tandis qu'une forme du
raisonnement analogique marque la présence du problématologique.
Enfin, au niveau des stratégies discursives plus larges, nous pouvons conclure
qu'une stratégie dialogique annonce la présence du problématologique,
tandis qu'une stratégie démonstrative nous place en dehors du problématologique.
IV
Le modèle problématologique
est testé comme instrument de travail par l'intermédiaire de ses applications à
trois types différents de discours philosophique: le dialogue Theaitetos
(Platon), le traité l'Éthique
(Spinoza) et l'ouvrage L'expérience de la
pensée (Heidegger). Ce choix n'est pas le résultat du hasard. Chacun de ces
écrits philosophiques représente une forme discursive différente, où le problématologique a une situation spéciale. Le texte de
Platon a une forme discursive dialogique, le traité de Spinoza est une démarche
démonstrative, alors que l'ouvrage de Heidegger adopte une stratégie discursive
aphoristique.
L'analyse problématologique
du dialogue platonicien envisage la détermination des suppositions problématologiques du dialogue (l'oralité de l'écriture
dialogique de Platon, l'immense autorité de Socrate, la nécessité de respecter
certains postulats conversationnels, l'obssesion
d'être toujours en quête de la vérité), une investigation de la situation problématologique du dialogue (la forme du dialogue renvoie
au caractère problématologique du texte, le contexte
ou la problématique amplifient ce caractère problématologique,
les personnages sont l'expression d'un esprit critique qui peut amplifier ce
caractère) et une recherche sur le texte visant les micro-stratégies
utilisées par Platon dans cet ouvrage (les procédures déductives, les arguments
fondés par l'autorité).
Les traces du problématologique
dans l'Éthique de Spinoza sont
différentes. Nous faisons un examen des contradictions de la construction de l'Éthique,
qui mettent en évidence la tension entre les deux dimensions du trajet
constructif: la méthode utilisée et le contenu vehiculé
(la contradiction forme - contexte, la contradiction finalité - instruments
utilisés, la contradiction langage - méthode, enfin, la contradiction amplitude
constructive - limitation réceptive). Cet examen est suivi par une
investigation ponctuelle portant sur les stratégies démonstratives qui
fonctionnent chez Spinoza, pour déterminer la vérité des thèses qu'il développe
dans son ouvrage, et par une analyse critique de ces stratégies.
Enfin, dans L'expérience de la pensée, Heidegger met en œuvre une stratégie
aphoristique pour souligner deux expériences de la pensée qui visent la
découverte de l'essence des choses: l'expérience poétique et l'expérience
métaphysique. Une nouvelle forme - inédite - de manifestation de la problématicité est révéleé par la
forme même de la construction de ce petit ouvrage de Heidegger (une séquence
poétique suivie par quatre séquences réflexives-métaphysiques
qui forment, ensemble, une unité distincte de pensée essentielle).
V
Évidemment, l'exercice applicatif peut
être continué. Ce qui est important pour nous, ce n'est pas le nombre des
applications, mais les résultats obtenus par ce travail cognitif. Nous pensons
que le modèle problématologique d'analyse de la
discursivité est une méthodologie utile et productive pour déterminer certains
aspects intéressants des différents types de discours. Son application aux
diverses espèces de discours philosophiques a déjà montré ses résultats dans la
pratique discursive.
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