Rhétorique
et politique
I
Introduction
Quelques
commentaires sur une complicité : rhétorique et politique
I
L’attirance vers
l’autre constitue le paradigme fondamental pour la construction de tout essai
d’explication sur l’essence de l’être humain. Malgré tous les obstacles,
malgré toutes les difficultés, l’homme s’oriente vers la rencontre avec
d’autres hommes grâce à la conviction que ce n’est qu’avec les autres qu’il va
pouvoir faire davantage pour lui-même et pour les autres. C’est la raison pour
laquelle il a cherché les formes les plus efficaces et les plus subtiles pour
établir le contact initiatique et pour faciliter sa permanence
au bénéfice de l’humain.
Au début, bien
évidemment, la relation avec l’autre s’est concrétisée par un contact direct,
et même physique : l’imitation de certains comportements, le travail en
commun, les liens directs devant les dangers. Aujourd’hui encore il y a des
rudiments de cette communication initiatique
à l’aide du contact direct : donner un coup de main
à quelqu’un,
par exemple. Mais les gens ont facilement constaté que cette forme de
communication directe est insuffisante :
l’augmentation du nombre des membres de la société, la distance dans l’espace
géographique entre les membres de la communauté constituent des
obstacles devant une bonne et utile communication.
Assez de motifs pour
chercher qui pourrait remplacer le contact direct et assurer un transfert
productif d’information. Cet instrument est le langage. Rudimentaire au
début, perfectionné de plus en plus suite au développement de la société
humaine, le langage a été le moyen
à l’aide duquel on a dépassé l’impératif du contact
direct, en essayant d’établir la relation avec l’altérité. Certes,
l’apparition du langage a représenté un progrès
retentissant de l’humanité. Mais l’utilisation pratique du langage a montré un
fait à
la fois intéressant et surprenant: certains utilisateurs obtenaient un succès
évident, étaient applaudis par le public, tandis que les autres n’avaient pas
le même résultat.
L’explication d’une
telle attitude
différente réside dans le fait que certains orateurs ont la
capacité de produire les arguments les plus forts, de lier ces arguments dans
un ordre naturel, de donner
à ces arguments une forme expressive qui fait un grand
plaisir au public, tandis que les autres orateurs ne
possèdent
pas ces qualités. La conclusion
- dans le
plan de la pratique discursive
- est plus
que prévisible : il ne faut pas laisser
à
l’improvisation et au bon sens la construction du discours ! Il est absolument
nécessaire de faire l’apprentissage de l’art de bien parler en public, de l’art
oratoire en dehors duquel on ne peut pas former un bon rhéteur.
L’Antiquité grecque et romaine a rapidement compris le rôle extrêmement
important de cet art dans la formation de bons citoyens, motif pour lequel la
rhétorique est considérée comme un art libéral. Voilà
une séquence significative de Cicéron :
„Certainement rien (…) ne me semble plus beau
que de pouvoir, par la parole, retenir l’attention des hommes assemblés,
séduire les intelligences, entraîner les volontés
à
son gré, en tous sens. C’est le fait de l’art par excellence, de celui qui,
chez les peuples libres, surtout dans les cités pacifiées et tranquilles, a
toujours été l’art florissant, l’art dominateur.[…]. Quoi de plus agréable
pour l’esprit et l’oreille qu’un discours, tout paré, embelli par la sagesse
des pensées et la noblesse des expressions ? Quelle puissance que celle qui
dompte les passions du peuple, triomphe des scrupules des juges, ébranle la
fermeté du sénat, merveilleux effet de la voix d’un seul homme ?“ (Cicéron,
De l’orateur, I, VIII, 30-31, Société d’Edition «Les Belles Lettres»,
Paris, 1922, pp. 17-18).
II
L’art de bien
parler a trouvé dans le domaine de la politique le terrain le plus fertile
pour sa manifestation. En tant qu’art d’organisation de la cité, de la société
en fonction de la distribution des relations de pouvoir, la politique s’est
constituée comme un champ tout à fait ouvert pour la manifestation discursive
de l’homme. L’individu a constaté que, en dehors d’une organisation minimale
des hiérarchies de pouvoir entre individus, sa vie
- et même
son sens dans le monde -
sont en danger. Pour cela, organiser les hiérarchies de pouvoir c’est
construire une société bien structurée où
les décisions sont le résultat de la consultation des membres de la
communauté.
Participer
à la vie de
la communauté signifie participer aux débats publics pour ou contre une idée
qui intéresse la communauté. Chaque individu pouvait tenir un discours devant
les autres et, si ses arguments étaient puissants, alors son idée pouvait
s’imposer aux autres. Une dispute était résolue grâce
à la force
des arguments invoqués et la décision était le résultat de ce „jeu“ de la
force des arguments. Les raisons du lien entre rhétorique et politique sont
multiples. Le plus souvent, les discussions et les controverses avaient
en vue des problèmes
politiques. Plus encore, concernant ces problèmes,
l’orateur devait s’adresser au peuple, il devait avoir une grande force de
conviction.
L’art de bien
parler, soucieux d’identifier les règles
de la construction d’un bon discours, a trouvé dans le domaine politique tout
ce qui était nécessaire pour tracer son contour d’art : des types d’arguments
différents utilisés en fonction d’un contexte ou d’un auditoire quelconque,
des techniques d’argumentation efficace
à l’aide
desquelles sont organisés les arguments, les erreurs possibles (sophismes) qui
sont vraiment des obstacles pour une bonne argumentation.
Le lien entre
rhétorique et politique est souligné par Aristote. Dans sa Rhétorique,
Aristote dit :
„Puisque les preuves s’administrent par ces
moyens, le maniement en suppose manifestement l’aptitude au raisonnement
syllogistique, la connaissance spéculative des caractères,
celle des vertus, troisièmement
des passions, de la nature et des modalités de chacune, des causes et des
habitus qui la font naître chez les auditeurs ; d’où
il résulte que la rhétorique est comme une ramification de la dialectique et
de la science morale, qu’il est juste de dénommer politique. C’est précisément
pour cette raison que la rhétorique prend le masque de la politique, et ceux
qui ont la prétention de la pratiquer font de même, tantôt faute de culture,
tantôt par charlatanisme, tantôt encore pour d’autres raisons humaines…“
(Aristote,
Rhétorique, I, 2, 1356 a, Société d’Edition «Les Belles Lettres»,
Paris, 1967, p.77).
d’où
nous pouvons voir facilement les liens entre rhétorique et politique.
D’ailleurs, l’auteur invoqué va souligner que les thèmes préférés du genre
délibératif sont : revenus, guerre et paix, protection du territoire,
importation et exportation et législation (Rhétorique, I, 4, 1359 b).
A son tour, Quintilien
va souligner la même idée de la liaison entre la rhétorique et la politique en
invoquant l’argument de l’autorité :
„Voici ce qu’en dit Théodore de Gadare : la
rhétorique est l’art d’inventer, de disposer et d’exprimer avec des
ornements convenables et assortis tout ce qui peut servir
à
persuader en matière
civile. Cornélius Celsus rend
à
peu près
la même
idée. C’est, dit-il, l’art de parler sur des questions douteuses en
matière
civile, de manière
à
persuader. Voici d’autres
définitions qui ne diffèrent
guère,
entre autres celle-ci : la rhétorique est l’art de tout prévoir et de
s’exprimer sur les affaires civiles qui se présentent avec un
certain degré de persuasion, en y joignant des qualités extérieures et une
prononciation convenable. Il en est mille autres du même genre…“
(Quintilien, De l’institution oratoire, II, XV, Garnier Frères,
Librairies-Editeurs, Paris, 1865, p.177).
Nous retrouvons, de
nouveau, les suggestions de la même
complicité entre l’art de bien parler et l’art de bien gérer
le pouvoir.
III
Comment peut-on
expliquer ce lien ? La réponse est la suivante:
à l’aide du concept de pouvoir. Pour pouvoir
fonctionner normalement, toute société organisée doit respecter certaines règles.
Ces règles
s’appuient sur un „contrat social“ entre les membres de la société et une
certaine autorité : les individus cèdent
certains droits et libertés en faveur d’une autorité
à condition
que les autres droits et libertés leur soient assurés. Le fonctionnement idéal
de la société est le suivant : tous les individus respectent les normes
imposées par l’autorité (reconnue par la volonté libre des membres de la
communauté) et bénéficient de toutes les libertés garanties par le contrat
social.
Dans la
pratique du fonctionnement de la société les choses ne se passent pas toujours
de cette manière.
Il est vraiment possible que certains individus ne respectent pas les normes.
Que se passe-t-il dans un tel cas ? Il s’impose que la relation de pouvoir
intervienne sans aucun retard. Par l’intermédiaire de ses instruments, le
pouvoir doit obliger les récalcitrants
à se
conformer aux règles.
Si le pouvoir en fonction ne peut pas le faire, alors les conséquences sont
catastrophiques : beaucoup de sociétés ont disparu en raison de nombreux
conflits internes.
La société a la
conscience de ce danger. C’est pour cette raison qu’elle a toujours prévu des
mécanismes pour le changement du pouvoir. Généralement parlant, il y a
deux voies pour réaliser le changement du pouvoir. Le pouvoir peut
être changé
par la consultation de la volonté libre de tous les membres de la société. Le
pouvoir fondé sur un tel mécanisme est considéré un pouvoir légitime.
D’autre fois, le pouvoir est remplacé par la volonté d’un groupe restreint.
Dans ce cas-là,
nous avons affaire à
un pouvoir illégitime.
Néanmoins,
paradoxalement, la vie politique est dominée par l’obsession de la
légitimation du pouvoir. Même
le pouvoir illégitime poursuit certaines formes de légitimation parce que le
pouvoir obtenu à
l’aide des mécanismes qui n’assurent pas la légitimité est ressenti comme une
négativité, comme un prix que ne l’on mérite pas, même
comme une puissante pression psychologique. Comment peut-on rendre légitime le
pouvoir politique ? La réponse n’est pas tellement simple qu’il le semble au
premier regard. Le sens commun pourrait répondre qu’il est possible d’arriver
à la
légitimation par la consultation de la volonté des membres de la société.
Quelle grande illusion ! Le résultat du vote populaire n’est que la dernière
étape dans l’activité de légitimation d’une relation de pouvoir.
Légitimer
certaines relations de pouvoir ne signifie pas seulement organiser l’activité
de consultation du peuple. Une importance capitale ont les activités
à l’aide
desquelles le peuple est informé en ce qui concerne les forces politiques qui
participent au vote, leurs projets politiques, les alliances qui
s’établissent. Toutes ces informations, et beaucoup d’autres, sont mises
à la
disposition des gens par l’intermédiaire des débats politiques, par les
discours politiques, par les slogans politique, par la publicité politique.
Autrement dit, à
l’aide des diverses formes de la discursivité.
IV
La complicité
entre la rhétorique et la politique a eu, plusieurs fois, les conséquences les
plus favorables pour le développement de la société. Les formes modernes
d’organisation de la société ont été introduites suite
à de bien
amples débats populaires, suite
à des
controverses permanentes concernant les meilleures modalités de gouvernement.
Pour la plupart des régimes politiques, la démocratie est aujourd’hui un fait
accompli grâce aux efforts soutenus afin de relever les effets bénéfiques
qu’elle a sur le développement de la société et sur la manifestation libre,
créatrice de la personnalité de l’individu. Voila un exemple concluant :
„L’habitude peut familiariser les hommes avec
la violation de leurs droits naturels, au point que, parmi ceux qui les ont
perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie avoir éprouvé une
injustice. Il est même quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux
philosophes et aux législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus grand zèle
d’établir les droits communs des individus de l’espèce
humaine, et d’en faire le fondement unique des institutions politiques. Par
exemple, tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en
privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir
à
la formation des lois, en excluant les femmes du droit de la cité ? [...].Pour
que cette exclusion ne fût
pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits naturels des
femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou montrer
qu’elles ne sont pas capables de les exercer. Or, les droits des hommes
résultent uniquement de ce qu’ils sont des
êtres
sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces
idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des
droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce
humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote
contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son
sexe, a dès
lors abjuré les siens“ (Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de
cité, cité après
Pierre Blackburn, Logique de l’argumentation, 2e édition,
Editions de Renouveau Pédagogique, Saint-Laurent (Québec), 1994, p.379)
La chute des régimes totalitaires dans
les anciens pays communistes a des causes profondes d’ordre économique, social
et politique mais a été favorisée par une intense propagande qui a montré
à tout le monde les difficultés que
surmontaient ces régimes, le fait d’éluder des droits fondamentaux de l’homme,
l’absence ou le simulacre de l’exercice démocratique. D’ailleurs,
certaines pratiques qui se retrouvent dans les régimes communistes ont été une
préoccupation ancienne de tous les penseurs politiques :
„C’est une barbarie consacrée par l’usage dans
la plupart des gouvernements que de donner la torture à un coupable pendant
que l’on poursuit son procès, soit pour tirer de lui l’aveu du crime ; soit
pour éclaircir les contradictions où
il est tombé ; soit pour découvrir ses complices, ou d’autres crimes dont il
n’est pas accusé, mais dont il pourrait
être
coupable ; soit enfin parce que des sophismes incompréhensibles ont prétendu
que la torture purgeait l’infamie“ (Cesare Beccaria, Des délits et des
peines, Flammarion, Paris, 1979, XII, p. 71)
où
sont incriminées les méthodes de torture utilisées pour obtenir des
informations d’un inculpé.
Mais, il est
absolument certain que, dans l’histoire de l’humanité, la complicité entre la
rhétorique et la politique a eu de nombreuses conséquences négatives et même
dangereuses pour le destin des peuples, des gens, de la civilisation. Une
rhétorique habile et un peu pressée a eu pour conséquence la mort de Socrate,
le grand philosophe de l’Antiquité grecque. De nos jours, il faut
admettre qu’une propagande bien faite et utilisant la persuasion et la
séduction a créé les conditions nécessaires pour que les régimes totalitaires
de droite ou de gauche s’installent, les deux étant en même
temps défavorables et dangereux pour la démocratie, pour la défense des droits
de l’homme, pour la manifestation libre de l’individu.
D’autre part,
la complicité immorale entre la rhétorique et la politique peut
être
découverte dans la propagande en faveur de la guerre, dans la propagande
antisémite, dans toutes les présences discursives des hommes politiques ou
d’Etat qui mettent en cause les valeurs unanimement reconnues comme
valeurs. Il y a aujourd’hui certains accents dans le discours politique qui
peuvent même
déterminer des distinctions entre les discours nationalistes, les
discours néo-populistes, les discours racistes, les discours
fondamentalistes et qui mettent en évidence l’équilibre inconstant et
instable en ce qui concerne la „coopération positive“ (von Wright) entre la
rhétorique et la politique.
V
Il est
nécessaire de souligner un fait très
important : la rhétorique n’est qu’un instrument théorique. Elle fait tous les
efforts de recherche pour mettre
à la
disposition de ceux qui s’intéressent
à la
construction du discours les moyens et les instruments capables de les aider
à
gagner dans leurs relations discursives avec les autres. Pour cela elle ne
peut pas être
accusée d’immoralité.
La modalité
dans laquelle la rhétorique est utilisée dans la pratique discursive, les buts
qu’ont les leaders politiques et religieux peuvent, vraiment, tomber sous
l’incidence de l’immoralité. Ce fait est bien prouvé par l’observation que
l’immoralité de la rhétorique est incriminée surtout dans certains domaines de
la manifestation discursive de l’homme, particulièrement
dans la politique ! Nous restons
à l’intimité
d’une subtile remarque faite par un intéressant penseur contemporain :
„Les hommes sont de plus en plus nombreux. Ils
sont aussi de plus en plus divisés. Ils se font souvent la guerre pour
résoudre leurs problèmes.
Mais ils peuvent aussi en parler pour négocier et discuter de ce qui les
oppose. C’est à
ce moment-là
qu’ils ont le plus besoin de la rhétorique. Elle leur donne l’illusion
d’abolir les distances, mais parfois, mystérieusement, elle y réussit. Tout
l’intérêt
de la rhétorique est dans ce mystère“
(Michel Meyer, Questions de rhétorique : langage, raison et séduction,
Librairie Générale Française, Paris, 1993, p. 5).
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